Jean Ferrat: Militer à perdre la raison

« On a cassé le moule » dit-on des gens comme lui. En effet, on n’en fait plus des personnes aussi sincères, aussi naïves, aussi fidèles, aussi entières, aussi désintéressées. Jean Ferrat n’a pas besoin d’être au Parti pour être un vrai communiste, il peut être censuré à la télévision et vendre des millions de disques, il peut se retirer au fin fonds de la campagne il n’en sera pas moins populaire, il peut ne plus vraiment partager la vie de sa femme mais la soutenir jusqu’au bout…

Aux antipodes des paillettes du showbiz et des potins mondains, Jean Ferrat « ne chantait pas pour passer le temps ». Il a mis tout son talent et son énergie au service de la cause la plus chère à son cœur – l’humanité. Auteur, compositeur et interprète mais avant tout Jean Ferrat est un militant. « Il y a des oppresseurs et des opprimés. Je suis, bien évidement, du coté des opprimés » disait-il à la télévision. Cette quête de la justice et de la liberté est dans sa nature, dans son caractère mais prend également racine au plus profond et plus intime de son histoire personnelle.

Jean Ferrat est né en 1930 près de Paris, dans la famille d’un juif russe Menache Tenenbaum et d’une Française : Antoinette Malon. Dès son arrivée en France, le futur père de Jean fera tout pour s’assimiler au plus vite : il prend le prénom français, Michel, ne pratique pas la religion, plus tard il ne parlera pas le russe à ses enfants. Naturalisé français en 1928, il croit être un citoyen à part entière mais lorsque la Seconde Guerre Mondiale éclate, ses origine le rattrapent : Michel est arrêté et déporté à Auschwitz où il sera exécuté. Jusqu’au dernier moment lui-même et sa famille ne voudront pas se rendre à l’évidence : « on ne me fera aucun mal puisque je n’ai fait mal à personne ». Jean héritera de cette naïveté bienveillante de son père et sera à jamais marqué par son destin tragique.


En 1942, la mère de Jean, inquiète pour son fils, l’envoie prendre le train tout seul pour les Pyrénées où il rejoindra son frère et sa sœur. Puis, il sera caché dans la belle famille de son frère à Toulouse. La famille est communiste et c’est là que Jean découvre cette pensée politique, cet engagement, cette action de militants. Il est suffisamment mature pour prendre une décision : il s’allie à la cause communiste.

Apres la guerre, la famille s’installe dans la partie modeste de Versailles. L’espoir de retrouver le père de famille vole en éclat lorsque l’administration confirme la mort de Michel Tenenbaum à Auschwitz. Jean abandonne ses études et se met à travailler pour aider sa famille. C’est son premier contact avec le monde du travail, le monde des « petits gens ». Il est indigné par les injustices et les oppressions et, syndiqué, décide de devenir le porte-parole de « ceux qui n’en ont pas le droit ».

Mais la musique dans laquelle Jean est tombé étant petit, le rattrape. Dès le début des années 1950, il s’intéresse sérieusement au théâtre, prend des cours et entre dans une troupe de comédiens. Parallèlement, Jean expérimente l’interprétation et l’écriture musicale, compose quelques chansons et joue de la guitare dans un orchestre de jazz. L’un des amis se souvient des ces débuts pénibles où la voix de Jean étant couverte par le bruit des fourchettes : « j’avais mal pour lui lorsque les clients lui demandait de chanter moins fort pour ne pas gêner leurs conversations ». Mais Jean est persévérant. En 1954 il délaisse définitivement son travail de chimiste et ses études d’ingénieur pour se consacrer à la vie artistique.

C’est dans la deuxième partie des années 1950 que Jean fera des rencontres décisives pour sa carrière. Tout d’abord ce sera Christine Sèvres. Chanteuse à succès, elle reprendra quelques-unes de ses chansons mais surtout, elle deviendra sa femme, son ami, son coach. De la hauteur de sa notoriété de l’époque, bien plus importante que celle de Jean, elle lui apprendra à se tenir sur scène. Par l’ironie du sort, l’élève dépassera largement le maître, Jean deviendra bien plus populaire que Christine; et elle aura du mal à s’y faire, à suivre son mari dans sa retraite du monde du showbiz où l’amertume empoisonnera sa vie.

Puis, à la fin des années 1950 Bernard Dimey – le fameux parolier de la chanson « Syracuse », succès de Henri Salvador, – présente Jean à Zizi Jeanmaire. Jean et Bernard écrivent des chansons pour Zizi qui propose à Jean de faire la première partie de son spectacle. Pendant six mois ils rempliront une salle de trois milles places ! Jean enfin a la reconnaissance du métier et des radios.

Le premier disque 25 cm de Jean, sorti juste avant chez DECCA, comporte dix chansons dont : « Ma Môme », « Paris Gavroche » et surtout « Deux enfants au soleil ». Cette chanson deviendra le premier tube de l’été 1962 et c’est avec « Deux enfants au soleil » que Isabelle Aubret remportera l’Eurovision et en vendra cent milles exemplaires.

Enfin, c’est la rencontre avec Gérard Meys et la naissance d’une coopération et d’une amitié fidèle de 53 ans ! Lorsque les maisons de disques refusent de produire les chansons de Jean Ferrat, Gérard décide de le faire lui-même et créé un label indépendant. Par la suite, grâce à la confiance de Jean, Gérard Meys va évoluer à travers touts les changements que le métier d’agent, de directeur artistique, de producteur, d’éditeur va connaître. C’est bien Gérard qui fait prendre à Jean un autre nom d’artiste. Les yeux fermé, Jean mettra son doigt sur la carte de la France et par hasard tombera sur la ville de Saint Jean Cap Ferrat : le nom d’artiste est né ! Ce sera Jean Ferrat ! Un comble pour un communiste, de porter le nom d’une des plus riches communes de France.

Mais en attendant, avec « Ma Môme » Jean affiche déjà la couleur, la couleur rouge ! Il chante et défend les droits des « petits » gens, il est le porte-parole de ceux qui n’en ont pas d’autres formes d’expression, il est la voix du peuple. Pour Jean, la chanson est un instrument de la lutte : « la musique n’est pas un véhicule de la pensée, c’est juste un accompagnement ».

Justement, dans cette conviction « que l’on peut parler de tout dans un chanson » Jean Ferrat évoque un sujet très délicat et extrêmement douloureux, la Déportation. C’est en novembre 1963 dans la maison d’Eddy Barclay que paraît le 25 cm avec la chanson « Nuit et brouillard ». A l’époque du règne des copains sur les transistors, du twist et du yé-yé, à contre-courant, la chanson sonne juste, elle touche et trouve un écho dans les cœurs du public.

En 1964 Jean Ferrat travaille beaucoup et cherche un endroit calme pour se ressourcer et y composer. C’est ainsi qu’il découvre l’Ardèche, et notamment le village d’Antraigues qui deviendra son amour et son refuge jusqu’à la fin de sa vie. Touché par la beauté des paysages mais surtout par les habitants, « plus vrais que la nature », droits, indépendants et résistants, Jean Ferrat compose la chanson « La Montagne » qui rencontre un immense succès. Elle parle aux gens car elle parle vrai ! Ce sera la première chanson à évoquer l’écologie, la sauvegarde du terroir, la valeur de la nature et des origines rurales. Certains y voit également une référence à l’enfance de Jean où il est caché des nazis dans la montagne qui lui sauve, en quelque sorte, la vie.

En 1967, Jean Ferrat visite Cuba, où il sera le premier chanteur occidental à se rendre après la Révolution. La visite du chanteur n’a rien d’officiel, mais pour le pouvoir Castriste la présence d’un chanteur occidental est un véritable enjeu et il réservera un accueil extraordinaire à Jean Ferrat. Jean ne se rendra probablement pas compte de son rôle hautement symbolique qui donnera à cette visite une valeur de caution pour le jeune pouvoir communiste en place. Jean chantera à Cuba une dizaine de fois et enregistrera deux émissions de télévision. C’est un véritable triomphe dont la presse parlera dans sa France natale. Où commence déjà à brûler leur propre révolution.

Bien évidemment, les événements du mai 1968 touchent les milieux artistiques. Jean n’est pas à l’aise pour prononcer des discours grandiloquents, alors il chante dans des lieux insolites pour soutenir les grévistes. Chante comme tant d’autres : Isabelle Aubret, Félix Leclerc, Pia Colombo, Georges Moustaki, Leny Escudero. Jean Ferrat compose notamment « Au printemps de quoi rêvais tu » qui évoque les espoirs du changement.
Mais le soufflé retombe, c’est une certaine déception et la gueule de bois. On s’aperçoit que la Révolution ne se fait pas par une évolution sensée et mesurée, il faut passer par le chaos et les excès. Jean Ferrat compose alors une chanson qui deviendra un véritable hymne national : « Ma France », (« Pauvre France » dans sa première version), censurée par le pouvoir gaulliste. Jean déclare alors : j’arrête de chanter tant je ne pourrai pas chanter « Ma France ». Cependant, il n’est pas entièrement honnête.

Puis vient une autre désillusion avec l’intervention soviétique à Prague en août 1968 et la réaction du chanteur avec « Camarade », titre-phare de son nouvel album. Pour chanter ses nouvelles chansons Jean Ferrat va choisir de se produire au Palais des Sports du 29 janvier au 8 février 1970. En douze représentations 60 000 spectateurs environ viennent voir Jean Ferrat. C’est un succès pour un pari financièrement risqué – le Journal du dimanche écrit : «Pari Gagné c’est le music-Hall des années 70».

Mais ce succès ne guérit pas Jean des ses déceptions. Il s’éloigne de Paris et s’installe définitivement dans un village de 350 habitant, en Ardèche si chère à son cœur. Il y pratique la pèche à la main, cultive son potager et joue aux boules mais aussi occupe le poste du conseiller municipal. Sa femme Christine ne se remettra jamais de cet isolement. Elle évoquera avec amertume le fait que son mari ne lui ait écrit qu’une seule chanson et qu’elle restera dans son ombre jusqu’à la fin de ses jours.

Alors que pour Jean Ferrat cette retraite et refus de chanter ne signifient pas l’oubli du public. Bien au contraire. ll se retire de la scène mais continue à travailler.

Il faut attendre l’année 1980 où le chanteur se décide à la critique du régime communiste dans la chanson « Le bilan ». La chanson fait une grosse polémique car pour beaucoup de journalistes Jean Ferrat a retourné sa veste. Il en apporte un démenti cinglant dans une émission télévisée. Jean persiste dans sa vision d’une société et d’un futur à réinventer et cela lui apporte d’autant plus de douleurs car l’espoir de ce monde juste et humain s’éloigne. En 1981 sa femme Christine décède; et même si Jean vivait depuis longtemps avec une autre femme, il a accompagné et soutenu Christine jusqu’à son dernier souffle.

En 1997 le chanteur est profondément indigné par le score de 10% obtenu par le Front National dans son village qu’il croyait être un robuste rempart à la droite. Puis, comme « une boussole affolée », Jean Ferrat recherche un homme digne et capable de porter les idéaux humanistes et se joint à José Bové, un altermondialiste ardent, a présenté sa candidature à l’élection présidentielle de 2007, mais a gagné un peu plus de 1% des voix. Avec l’arrivée au pouvoir de Nicolas Sarkozy, le chanteur se résigne, se laisse gagner par le pessimisme et la maladie.

Malgré son absence physique et médiatique, et plus de trente cinq ans après avoir quitté la scène, le chanteur suscitera encore des ventes de disques impressionnantes. Paru fin 2009, Jean Ferrat Best Of, s’écoulera à plus de cent mille exemplaires en un mois et se classera parmi les dix compilations les plus vendues de l’année. Mais tout cela ne l’intéresse plus  – sa lutte est terminée: il a refusé de recevoir son double disque de platine.
Jean Ferrat décède en 2010 et c’est une véritable marée humaine de cinq milles personnes qui lui a spontanément rendu hommage en chantant en cœur « La montagne ». Jean est un chanteur populaire dans le sens le plus noble du terme.

Lorsque Jean était déjà très malade, il a avoué avoir vécu depuis son enfance avec un seul poumon. Et bien peut-être cette espace délaissé par le poumon manquant a été occupée par un très gros cœur ? Par une profonde humanité ? Par le besoin vital de justice ? Quoi qu’il en soit, que l’on soutienne ou pas ces idéaux, Jean Ferrat était un homme honnête et sincère, de quoi lui pardonner ses illusions et ses erreurs de jugement, n’est ce pas ?

Publié dans « 5ème République » №16 – abonnez-vous au magazine


 
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