Konstantin Melnik est décédé en 2014. Il était gravement malade et l’homme n’était plus très jeune. Nous avons fait connaissance à la fin des années 90, nous nous sommes rencontrés plusieurs fois et nous avons même failli coopérer. Un certain projet d’édition fut discuté, et sans hésitation mon collègue et moi, nous avons proposé à Konstantin Konstantinovich de le diriger. « Non !», – objecta-t-il brusquement. « Je suis un homme secret. » Et puis il se rectifia: « Pardon, pas public ». Et en effet, il était le descendant de la famille du médecin du dernier empereur de Russie, fut conseiller du général de Gaulle, l’homme qui mit fin à la guerre en Algérie, et il est peu connu en Russie, de même qu’en France. à partir de plusieurs de nos conversations, j’ai choisi les récits de mon point de vue les plus intéressants.
Le père de notre héros – le lieutenant Konstantin Melnik – fils de riches paysans de la région de Volynsk, partit pour Tobolsk, où tsar Nicolas II était en exil, et contacta le médecin du souverain dans l’espoir de libérer la famille royale. Yevgeny Botkine écouta le jeune officier et lui conseilla d’abandonner cette idée. Le sage docteur n’espérant pas un résultat positif, il demanda cependant à Melnik de prendre soin de sa fille Tatiana – de l’emmener quelque part loin des bolcheviks. Les jeunes gens tombèrent amoureux, se marièrent, partirent en Sibérie Orientale, puis déménagèrent en Yougoslavie … Et finalement, ils se retrouvèrent en France, près de Grenoble. La vie quotidienne des émigrés commençait.

Le petit Kostya, qui vivait dans un milieu russe, ne parlait même pas français avant l’école. Il n’alla pas à l’école à Grenoble, mais à Nice, où Tatiana avait déménagé avec ses enfants. A ce moment, les parents avaient divorcé – la différence de rang avait joué son rôle.
À propos, Tatiana Botkina a témoigné au procès d’Anna Anderson, qui prétendait être Anastasia Romanova, une miraculeuse rescapée. Tatiana l’a reconnue comme Grande-Duchesse et a écrit deux livres à ce sujet.
«Ma mère et son frère ont joué un rôle important dans ce dossier. Elle était la première personne à avoir rencontré Anna. Elle disait que c’était la Grande-Duchesse. Cependant lorsque 12 personnes entrent dans le sous-sol pour tuer 12 autres personnes, elles tuent tout le monde. Il n’y aura pas de garde rouge pour sauver une jeune fille – c’est absolument impossible. Même petit garçon, je n’ai jamais cru en cette histoire. Anastasia est un drame de l’émigration russe. Ma malheureuse mère a beaucoup souffert, a vécu dans la pauvreté et a eu du mal à élever ses trois enfants. Et soudain, il y eut une opportunité unique pour le retour de la famille royale. La pensée irrationnelle et purement émotionnelle.

Nous ne parlions qu’en russe, allions à l’église russe, rejoignions les organisations russes. De l’avis de nos parents, nous devrions retourner en Russie ou la reconquérir. Pour comprendre ma vie, il faut prendre en considération que ce fut ma croisade personnelle, typique d’un émigrant russe». Konstantin termina l’école brillamment. À la fin de la guerre, il arriva à Paris et fut diplômé de l’École de science politique – le premier de sa promotion.
«Pendant mes études, à cause du manque d’argent j’ai vécu chez des pères jésuites. Les Jésuites belges ont ouvert un centre pour l’éducation des enfants russes à Meudon. La vie y était très étrange, passionnante. Il y avait des Russes qui venaient à cet internat juste pour parler de la Russie. Nous avons eu un prêtre jésuite, Sergey Obolensky, un être remarquable d’origine russe (Prince et petit-neveu de Léon Tolstoï, 1908-1992), et il m’a avoué qu’il travaillait pour les services spéciaux du Vatican, et m’a proposé de travailler avec lui. J’avais 20 ans. J’ai répondu: « Oui » et j’ai commencé à travailler pour le Vatican. Mais, en même temps, je suis devenu secrétaire du parti socialiste radical, le parti le plus important de la IVe République. Une demi-journée je travaillais au Sénat français, et l’autre moitié – chez Obolensky. Nous avons commencé à étudier l’Union soviétique – lisions tous les journaux soviétiques, étudiions Lénine et Staline, envoyions des rapports au Vatican.
Il y a eu la «guerre froide», je suis allé travailler à l’état-major français, commandé par le maréchal Juin, et je suis devenu son conseiller pour les affaires russes. Je n’avais que vingt-cinq ans, mais au cours de ces années, peu de Français pouvaient se permettre d’avoir des opinions anti-communistes.Le célèbre philosophe français Raymond Aron, qui voulait m’envoyer étudier le communisme à l’université. Bien sûr, l’université m’a refusé.La seule façon d’étudier le communisme était d’être communiste. Pour moi, le fils d’un officier blanc, c’était impossible.
Après la guerre, de nombreux communistes sont entrés dans les organes au pouvoir. Et lutter contre cela, même au ministère de l’Intérieur, était très dangereux.
Raymond Aron, l’un des rares intellectuels français qui comprenait ce qu’était le communisme, m’a dit que si je ne pouvais pas travailler et étudier dans une université française, je devais alors aller en Amérique. Aux USA j’ai été invité par la puissante «Rand Corporation», une organisation très intéressante spécialisée dans l’analyse stratégique – tous les membres de la Rand Corporation étaient des professeurs des universités. Ce que les Français appellent «Banque des cerveaux». Par exemple, un des conseillers de Rand Corporation était un certain Kissinger, juste pour que vous compreniez le niveau. Et pendant que je travaillais dans ce groupe, je continuais à étudier l’Union soviétique.
Je suis devenu représentant de la Rand Corporation à Paris et j’étais ami avec le Premier ministre du Général de Gaulle Michel Debré, que je connaissais déjà du temps de mon travail au Sénat. Debré et de Gaulle m’ont demandé de traiter toutes les questions concernant la sécurité pendant la guerre d’Algérie. À cette époque, les gens en qui de Gaulle pouvait avoir confiance étaient très peu nombreux, et bien que j’eusse seulement 33 ans, j’ai obtenu une énorme responsabilité et autorité. À devenir fou! Tous les services de sécurité dépendaient de moi …»
Le poste de Konstantin Melnik s’appelait conseiller technique du Premier ministre. Les services de contre-espionnage, de la police politique, de la police criminelle dépendaient du jeune conseiller. Le poids des responsabilités sur ses épaules est difficile à imaginer: la guerre en Algérie, la formation de l’OAS, les nombreuses tentatives d’attentat contre le président de Gaulle …
«Nous avons accompli des choses importantes pendant cette guerre. Vaincu toute la part fasciste de l’armée française, en se débarrassant avec succès de ces personnes. Nous avons stoppé l’approvisionnement en armes en Algérie, ce qui prouve l’utilité de l’intelligence, car nous avions de très bonnes informations sur ce qui se passait en Europe, et nos navires militaires arrêtaient les navires marchands qui transportaient des armes aux rebelles algériens. Et à la fin de la guerre, moyennant des sociétés bidon, nous vendions des armes au FLN (Front de Libération Nationale d’Algérie). Quand vous vendez des armes vous-même, vous savez parfaitement quand et où elles se dirigent. Et vous les retenez. C’est beaucoup plus intelligent que de tuer un marchand d’armes (et c’est arrivé aussi) …
Dans le même temps, j’ai personnellement entamé des négociations avec les nationalistes algériens. J’ai moi-même décidé d’entamer ces négociations, sans rien dire à de Gaulle. Par la suite, quand j’ai vu que le président était «mûr» pour un traité de paix, je lui ai remis les rênes. Dans ses Mémoires, il décrivit une version différente de celle que je vous décris. Il écrit: « J’ai entamé les négociations avec des nationalistes algériens », sans même citer mon nom dans ses mémoires. C’est si typique pour un bon politicien.» Melnik considérait comme un de ses grands échecs le meurtre des manifestants pro-algériens en octobre 1961 à Paris. «Nous avons autorisé le préfet de police, le tristement célèbre Maurice Papon, à stopper cette manifestation. Il l’a stoppée. Mais, quand il a donné le signal «repos», il y eut des pogroms. Dans certains endroits à Paris, ses policiers ont commencé à tuer des musulmans – de façon incontrôlable.
Beaucoup de gens sont morts. D’après certains – 30, d’après d’autres – 60. Le FLN a déclaré environ 300, et je pense à une centaine. Ca reste toujours horrible. À Paris parmi des communistes et ceux qui les ont rejoints pour manifester contre la guerre d’Algérie, six personnes furent tuées. C’était très difficile pour moi de surmonter cela. Je savais que de telles opérations spéciales existaient, mais je ne voulais pas m’en charger moi-même.»
Mais son motif de fierté n’est pas une opération spéciale ni un réseau d’espionnage démasqué, mais plutôt l’établissement de relations amicales entre deux pays.
«J’ai réussi à organiser une rencontre entre Adenauer et de Gaulle. A ce moment, le chef du service des renseignements allemands était le Général Gehlen, un ancien général de la Wehrmacht, et non un nazi. Avec Gehlen nous avons décidé qu’il fallait instaurer une véritable amitié entre les chefs des deux pays.
Il y eut de longs préparatifs, car en attendant la réunion il était nécessaire de préparer les deux leaders. Adenauer avait peur aussi du Général de Gaulle, et sa préparation fut confiée à Gehlen du côté allemand, et à une autre personne très intéressante – Jean Violet, un avocat du Vatican. À un certain moment, Violet réalisa que le Vatican ne pouvait pas se battre seul contre le bolchevisme en Pologne et qu’il avait besoin de l’aide des services de renseignement. Alors il s’adressa aux Français pour leur demander de l’aide. Violet parla à Adenauer au nom du Pape. Le pape, très intéressé par l’union entre la France et l’Allemagne, expliquait à Adenauer par la voix de Violet que de Gaulle était un homme politique honnête et qu’il valait mieux établir de bonnes relations avec lui. Et en même temps, nous expliquions à de Gaulle que, d’après nos informations, Adenauer était une personne très positive et qu’il était prêt pour l’amitié entre l’Allemagne et la France.
À ce propos, quelle est la différence entre les services de l’intelligence occidentaux et soviétiques? Le pouvoir soviétique ne donnait à ses services secrets que les opportunités qu’ils pourraient avoir. Ils recrutaient beaucoup plus de gens que les agences de renseignement occidentales, possédaient une masse d’informations, mais n’avaient pas de bons analystes ni de l’indépendance. Je n’imagine pas que les services spéciaux soviétiques pourraient initier une opération comme celle que nous avions réalisée avec Adenauer et de Gaulle. Là-bas, pour une telle initiative, le chef des renseignements serait simplement fusillé.
Le KGB était au courant de l’existence du conseiller russe du Général de Gaulle, on ne l’aimait pas et on le redoutait. Lorsque le secrétaire général du partie soviétique Nikita Khrouchtchev rencontra le Premier ministre français, il offrit à Michel Debré plusieurs bouteilles de vin bulgare « Melnik ». « Je sais que vous aimez ce vin, – dit-il en remettant le cadeau, – mais goûtez-le, il est très aigre ». Debré partagea ce vin avec son assistant, qui, en riant, racontait à ses amis que l’appréciation du vin était une chose pour laquelle il était absolument d’accord avec le dirigeant soviétique. Entre Khrouchtchev et Melnik y eut une véritable opposition. Lors de la préparation de la visite du dirigeant soviétique à Paris, l’un des endroits prévus pour le voyage de Khrouchtchev, sur proposition de la partie soviétique, était le cimetière du Corps expéditionnaire russe en France.
«Khrouchtchev voulait aller à ce cimetière, où reposaient les officiers de l’armée blanche qui avaient combattu aux côtés de l’armée française contre les Allemands pendant la Première Guerre mondiale. J’allais voir de Gaulle et je lui dis que c’était impossible. « Pourquoi? » – me demanda-t-il. « Parce que ces gens se sont battus contre le système communiste. Et les soldats et les officiers rouges sont retournés en Russie. Laisser Khrouchtchev aller au cimetière signifie offenser la mémoire des défunts enterrés là. » Il consentit et refusa à Khrouchtchev la visite du cimetière. Khrouchtchev s’indigna: « Mais si je ne vais pas au cimetière, je ne viendrai pas en France. » Et de Gaulle répondit: « Eh bien? Ne venez pas. » Ce fut la seule fois où de Gaulle m’aida, et c’était la seule chose que je lui avais demandé de toute ma carrière.»
Après sa retraite, Konstantin Melnik est devenu écrivain.
Ses livres ont connu le succès, et il a même été appelé le Graham Greene français. «J’écrivais, publiais mes livres, étais un écrivain assez connu et continuais en même temps mon travail, ma croisade. J’étais absolument libre et, je pense, j’étais russe. Mes théories telles que le communisme est une nouvelle civilisation, qu’on devait se battre contre l’Union soviétique sous la bannière des grands idéaux, qu’on devait être très dur face à l’Union soviétique – ces pensées-là comme l’on m’a dit, avaient une influence sur Reagan. J’ai écrit le livre « La Troisième Rome », publié en 1986, au début de la perestroïka. Ce livre a vraiment plu à Reagan, je sais qu’il l’a lu, même si je ne sais pas s’il y a tout compris. Mais sa victoire sur le communisme, à bien des égards – est le résultat de nos investigations, de la Rand Corporation, de Kissinger et de bien d’autres personnes.»
La croisade s’est terminée avec la chute du régime communiste en URSS. Et puis, en 1998, il y a eu une ré-inhumation de son grand-père, le Docteur Botkin. Puis Konstantin Melnik est venu pour la première fois dans sa patrie historique.
«Je n’aime pas les grands empires, j’aime les petits pays, j’aime bien que l’Ukraine existe, j’ai tout de même du sang ukrainien. C’est une approche plus raisonnable du monde moderne que celle d’un grand empire avec des peuples différents. Oui, Eltsine a désorganisé la grande puissance. Mais qui a besoin de cette puissance? C’était possible au 16ème siècle, mais au 21ème siècle, personne n’a besoin de l’empire. Nous avons besoin que de peuples vivant en paix entre eux. Quand je suis allé à Saint-Pétersbourg, j’en ai eu la même impression que celle de la France d’après-guerre. Mais je suis sûr que dans 40 ans tout ira bien en Russie. Si bien sûr n’arrive pas une autre absurdité russe.»
Publié dans « 5ème République » №16 – abonnez-vous au magazine